samedi 6 mars 2021

Le Syndrome de la Mère Denis

Le 17 mai 1989, alors que le mur de Berlin, comme la ceinture abdominale de Gérard Larcher et la réputation de probité de Bernard Tapie, tenait toujours en dépit de la logique, mourrait dans une maison de retraite normande, une pure légende française. A 95 ans, Jeanne-Marie Le Calvé avait été une femme divorcée à une époque où ça ne se faisait pas, séparée juste avant la seconde guerre mondiale d'un mari bourru, blessé de guerre, qu'on imagine plus porté sur le calva que sur le kamasoutra. Sixième enfant d'une famille paysanne pauvre, placée en ferme à 11 ans, mariée à 17, elle avait tout juste 20 ans à l'ouverture des hostilités en août 1914. Elle était de cette France d'avant, une France qui n'existe plus, celle des fermes au sol en terre battue, décorées de bouquets de fleurs séchées dans les vieilles douilles d'obus encadrant les portraits des pères et/ou des frères disparus pendant la Der des Ders. Une France en chromo où l'on trouvait des crucifix au dessus des lits en bois massif et des portraits du général Boulanger sur le service en faience. Une France où travailler comme garde-barrière puis comme lavandière ne provoquait pas la colère apoplectique des chroniqueurs économiques de BFM-TV car cette chaîne n'existait pas encore (ils ne connaissaient pas leur bonheur, tiens). Rien ne la destinait à devenir l'égérie des Français, voire même la Personnalité de l'Année élue par Paris Match (c'est vous dire le sérieux de la chose...). Sauf qu'à l'orée des années 70, le fabricant de machines à laver Vedette contacta un publicitaire ayant sa résidence secondaire dans la commune où, heureux hasard, habitait alors l'honorable lavandière en retraite, personnalité locale dont le franc-parler avait mis en alerte le flair du vendeur de spots.

La Mère Denis ou le bon goût de l'Authentique.

Le début des années 70, faut vous dire, c'était du lourd. Le Grand Charles avait cassé sa pipe. Cohn-Bendit ramenait sa fraise. Du coup, ça se relâchait mucho au niveau de la morale publique. Les cinémas pornos fleurissaient à tous les coins de rue, le moindre Salon de l'Auto se mettait à ressembler à une after coquine d'Eros Center berlinois de la grande époque, bref, c'était la chienlit en technicolor, le Woodstock des priapiques en pattes d'éléphant, un pandémonium où on ne s'étonnait même plus de retrouver le corps tout raide d'un cardinal chez une professionnelle. D'où l'idée positivement géniale de Pierre Baton, le publicitaire en question, consistant tout bêtement à prendre à contre-courant le torrent de nymphettes dénudées s'abattant sur la libido tourmentée du mâle français post-68. Pour redorer le blason des machines à laver à un moment où la Seine et autres grands gabarits avaient furieusement tendance à virer à la soirée mousse, quoi de mieux, il est vrai, que d'en appeler aux racines paysannes tenues à distance par la société de consommation mais communes à tous finalement si l'on excepte les gens chez qui Stéphane Bern est toléré s'il accepte avec tact de devenir ponctuellement le sex-toy mutique voire souriant des teckels de madame la baronne.


Où veut-il en venir ce bachibouzouk ? Je le sais, vous vous posez la question car jusqu'à présent la vie des lavandières, même celles invitées chez Bernard Pivot pour présenter leur biographie édificatrice, révélant moult turpitudes savonneuses, n'était pas le sujet principal de ce blog. Et bien, venons en aux faits : après le coup de maître de la firme Vedette, d'autres entreprises tentèrent avec plus ou moins de bonheur de surfer sur la vague nostalgique du tas de fumier fumant devant la chaumière, en misant sur le décalage existant entre la France pompidolienne des bijoux pour hommes, des mini-jupes provocatrices et du mobilier tout en phtalates et celle de la France des petits clochers nimbés de brume, des petits pays introuvables sur le guide vert, celle des sentes connues seulement des braconniers et de rares sangliers de leurs amis. Parmi ces opportunistes rejoignant sans le savoir encore l'idée-force de la trop fameuse affiche électorale "La Force tranquille", cette image d'Epinal d'inspiration socialo-maurassienne qui permit au revenant de la quatrième république d'être élu en 1981, on trouve la fameuse marque MEPPS...


La mère Denis de la cuillère tournante s'appelait Fernand Trignolle. Là, aussi, c'est du blaze garanti terroir. A l'extrême limite, sans vouloir lancer de polémiques stériles, je pense que Jean Castex aurait pu s'appeler Fernand Trignolle. S'il avait été ministre d'Albert Lebrun, d'accord, mais bon, je suis sûr qu'il aurait été parfait, débâcle ou pas. Bref, notre Fernand, homme dynamique d'une virilité farouche (comme le prouve le mégot de Gitane vissé au coin du bec ainsi que sa canadienne pas lavée depuis sa prudente sortie du maquis en septembre 1944), incarnait une sorte d'idéal rivulaire du baroudeur authentique impossible à atteindre pour nos citadins maladifs, ces pêcheurs falots du dimanche, taquinant sommairement truites ou brochets en brousse après avoir la veille traîné Bobonne et les deux enfants et demi à l'hypermarché Mammouth le plus proche pour acheter la paix des ménages à grands frais. Fernand Trignolle, c'était un peu ce qui tenait lieu de Davy Crockett ou de Crocodile Dundee à nos consommateurs fébriles frémissant au moindre choc pétrolier... Rien que le vieux panier en osier regorgeant, on s'en doute, de farios sanguinolentes estourbies à coup d'assommoir fait maison, ça, ça vous le classe et pas qu'un peu, tiens, le conscrit !!!


Malheureusement, mes recherches ne m'ont pas permis de retrouver la trace de Fernand Trignolle. Où sévissait-il, ce brave homme ?  Je l'imagine volontiers hâbleur, gouailleur, pas bégueule sur le coup de Suze avant de remonter dans sa 2 CV refaire le quota l'après-midi après avoir pris le temps de vider ses douze truites de la matinée dans le lavoir communal. Mais tout cela reste de la pure spéculation, l'absence totale de sources m'empêche d'extrapoler plus avant en digressions funambulo-sociologico-je ne sais quoi. Peut-être n'était-il au fond qu'un passant rustique ramassé au hasard par des publicistes peu scrupuleux (si jamais cela a existé avant Jacques Séguéla bien évidemment) à qui on aurait collé un déguisement de trappeur creusois, une canne à pêche dans les paluches et qu'un beatnick citadin à Ray Ban aurait photographié à la va-vite au bord de l'eau ? Cela restera pour nous tous un mystère, j'en ai bien peur.




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