jeudi 10 décembre 2020

Le (dé)confinement archéologique : vieux machins venus de jadis

Alors qu'à 18h ce soir, Jean Castex, l'homme qui est né en noir et blanc, va nous annoncer des choses qui, nécessairement, vont nous déplaire et de surcroît laisser place à tout un éventail d'interprétations allant du suicide à la sortie amok naturiste en pleine rue, il est de mon devoir (en plus j'ai que ça à foutre aujourd'hui) de rappeler quelques évidences datant un peu mais qui s'avèrent d'une actualité cruelle. Car comme le disait un célèbre homme politique britannique dont le biopic burlesque permit à Gary Oldman de recevoir un Oscar, il faut parfois savoir fouiller dans le passé pour discerner l'avenir.


En effet, il y a un peu plus de 100 ans apparaissait, probablement aux USA, une épidémie qui devait faire entre 20 et 100 millions de victimes selon les sources. Nommée improprement "Grippe espagnole" car, guerre mondiale oblige, les pays les plus industrialisés étant tous belligérants, seule l'Espagne neutre pouvait laisser sa presse en parler, ce fléau allait au sein de populations souvent affaiblies par le blocus, le rationnement, voire la famine causer plus de décès que la première guerre mondiale, pourtant rarement décrite par les vétérans comme une garden-party un peu turbulente entre gentlemen bien nés.


Evidemment, vous vous en doutez bien, les fins stratèges qui avaient fait liquider dès août 14 des classes d'âge entières parties gaillardement aux frontières en pantalon garance visible à des kilomètres pour le grand avantage des canons de 77 du Kaiser, eurent aussitôt des idées de génies pour... Cacher la réalité aux civils afin de ne pas nuire à leur sacro-saint moral. D'ailleurs le Matin du 6 juillet 1918 l'affirme : "Nos troupes y résistent merveilleusement. Mais de l'autre côté du front, les Boches semblent très touchés". Une fois encore, le fléau qui décimait les salopards d'outre-Rhin allait se heurter aux anticorps d'élite de l'immortelle et irréductible nation gauloise !!! J'y entends presque comme un écho des propos de comptoir de nos "spécialistes de plateaux télé" qui fin janvier 2020 se gaussaient de l'apparition du covid19 chez nos voisins allemands tout en stigmatisant leur alarmisme hors de propos.


Or, en trois phases distinctes, la Grippe espagnole allait déjouer les pronostics optimistes des "sachants". Une première vague au printemps 1918 émergea d'abord à bas bruit, partant d'un "cluster" de jeunes recrues de l'Oncle Sam cantonnées au Kansas mais fut sans doute confondue avec la grippe saisonnière par beaucoup de médecins au fur et à mesure de son expansion. Puis à l'automne 1918, la seconde vague frappa l'Occident avec une violence incroyable sur une période d'environ 3 mois. La troisième vague, aux ravages intermédiaires entre les deux premières vagues dans le monde occidental, lamina l'Asie dans des proportions bibliques, à tel point que l'incertitude du nombre de décès est d'une marge de plusieurs dizaines de millions de victimes !!!


Les Diafoirus de l'époque (archétype éternel et même d'aventure marseillais) assuraient pourtant le bon peuple que l'épidémie était une "grippette" qui ne résisterait pas, la grosse nulle, à des traitements aussi bon marché que l'aspirine, le rhum ou la fluatine, remède miracle (tiens, tiens...) qui évite comme le dit sa réclame "grippe espagnole et toutes les maladies épidémiques - choléra, peste, typhoïde, variole, rougeole, scarlatine, etc". Mazette. En attendant, comme l'écrivent explicitement plusieurs médecins, la découverte d'un traitement spécifique encore inconnu, les médications abondent : fébrifuges comme la quinine ou l'aspirine, tonicardiaques comme le sulfate de strychnine, la caféine ou l'adrénaline. Huile de ricin, huile de camphre, formol, sérum camphré, quinquina complet, diurétiques, injections de colloïdaux. Aux complications pulmonaires on opposera révulsifs, sinapismes, ventouses scarifiées, voire « une saignée abondante de près d'un demi-litre de sang sans considération de l'âge, de l'anémie ou de la faiblesse du patient ».


Le rhum, qui est venu très vite à manquer, ne se vend plus qu'en pharmacie et sur ordonnance. Les charlatans vantent leurs remèdes miracles. Les réseaux sociaux n'existant pas encore, l'affolement ne guette pourtant pas les populations. Il faut dire aussi que quatre ans de guerre ont ramené les Français à un rapport à la mort particulier. Les rues sont pleines de veuves de guerre. Les brassards de deuil se portent au bras pour les hommes. La mort est omniprésente. Et puis on a des prisonniers allemands pour creuser les fosses communes, que je sache. Seules quelques personnalités comme Apollinaire ou Edmond Rostand ont l'honneur douteux d'être distinguées parmi les dizaines de milliers de morts parisiens...


A l'époque, il n'est aucunement question de confinement. D'ailleurs comment confiner des millions de soldats, des centaines de milliers d'ouvriers de l'armement qui doivent travailler en cadences infernales pour alimenter la boucherie, sans compter les dizaines de milliers de marins qui traversent l'Atlantique pour ravitailler les populations rationnées ? Pourtant les experts le discernent très vite : les flambées épidémiques ont un trajet immuable. Elles partent des ports et remontent par les voies ferrées. Tiens, tiens... Parmi les innombrables exemples de la gestion funambulaire de la question sanitaire, prenons celui de la ville de Philadelphie, Pennsylvanie, USA. La municipalité n'entend pas annuler une grande parade prévue le 28 septembre 1918 en faveur de l'effort de guerre. L'argument classique qui est opposé à ceux que l'on dénomme déjà « alarmistes » est qu'il ne faut pas provoquer de mouvement de panique dans la population. Le grand jour arrive. Des centaines de milliers de personnes s'agglutinent au long des boulevards pour voir passer le défilé. Deux jours plus tard, les hôpitaux s'emplissent. On dénombre déjà 117 morts le 1er octobre, mais 2 635 le 12 et 4 597 le 19. On a fermé les lieux publics (sauf les bars !) et interdit les rassemblements, mais trop tard. Tout le pays est frappé en seulement quinze jours. On est au bord du chaos, avec un taux de mortalité multiplié par dix. A cent ans de distance, on peut se dire que ceux qui critiquent tout ou partie des confinements imposés n'ont pas grand chose en magasin question neurones...


Le tableau est tout aussi dramatique en Europe, à l'automne, pour les Sammies, les soldats américains comme pour les Poilus et les Tommies sans oublier les Landser de l'autre côté du No Man's Land. La promiscuité des tranchées fait des ravages. Les grippés sont évacués vers l'arrière quand c'est possible mais c'est pour les voir alors grelottant de fièvre, trimballés pendant des jours d'une gare à l'autre, contribuant ainsi à propager la maladie meurtrière ; 402 000 cas de grippe vont être recensés par l'ensemble des services de santé dont 30 382 décès concernant une population jeune et bénéficiant d'une meilleure alimentation que les civils.


En novembre, en France, la grippe amorce une relative décroissance, ce qui, conjugué à l'armistice du 11 novembre, fait crier à la victoire : « La grippe est en déroute ainsi que les Boches » (Le Journal du 13 novembre). De même, le corps médical ne cesse de répéter que ce n'est que la grippe, sans s'appesantir sur son exceptionnelle létalité. Et puis, comme on l'a rappelé à l'Académie de médecine, « il ne s'agit ni de choléra, ni de peste, ni de typhus ». Il faut tendre l'oreille vers l'Espagne pour entendre son ministre de l'Intérieur signaler « la gravité de l'épidémie régnante ». Le roi Alphonse XIII en est d'ailleurs gravement atteint.


La grippe espagnole n'en poursuit pas moins son tour du monde, en frappant de toute sa virulence des contrées jusqu'alors épargnées. Ainsi, le 16 novembre 1918, le paquebot Navua, venant de San Francisco, accoste à Papeete avec des grippés à bord. Tahiti ignorait jusqu'alors la grippe. Marins et Tahitiens fêtent la victoire. En moins de 24 heures, la moitié de l'île a la grippe. On va déplorer près de 1 000 morts pour 5 000 habitants. Il en est allé de même lorsque le Talune a accosté neuf jours plus tôt sur l'une des îles Samoa. Un cinquième de la population succombe à la grippe.



Par les voies maritimes, la grippe espagnole débarque en Afrique, en Amérique du Sud, en Asie. Ensuite elle prend le train ou remonte les fleuves. A la fin de janvier 1919, elle a pratiquement contaminé toute la planète, en tuant à qui mieux mieux. C'est l'Asie qui connaît la plus grande hécatombe, avec notamment 4 à 9,5 millions de morts en Chine. En Inde, la grippe multiplie par deux un taux de mortalité pourtant très haut d'ordinaire en provoquant la disparition de 12,5 à 20 millions de personnes. Pour être abominablement élevés, de tels nombres auraient tendance aujourd'hui à être revus à la hausse.



Le Grand Nord n'est pas épargné, bien au contraire. En Alaska, les populations autochtones sont ravagées, avec des taux de mortalité grimpant jusqu'à 85 %. Les survivants, souvent des enfants, meurent à leur tour de faim et de froid. La pandémie est venue des États-Unis qui ont connu une réplique de la maladie au début de 1919 ; 30 à 40 % de la population américaine a été atteinte avec un bilan de 550 000 décès (cinq fois les pertes militaires américaines de la Grande Guerre). En France, on compte 240 000 morts dont 30 000 à Paris, si insouciant en pleine épidémie. Le bilan des pays voisins est comparable. Quant à l'Espagne, elle ne déplore « que » 120 000 morts du fait que, non belligérante, elle a connu moins de déplacements de population. Le total des victimes pour le monde oscille entre 24,7 et 39,3 millions. Un nombre aussi effroyable est resté longtemps, mieux qu'oublié, ignoré. Celui des morts de la Grande Guerre pesait plus lourdement sur les esprits.

Le refus des mesures prophylactiques n'était pas sans
conséquences même dans ce grand pays de liberté que sont les USA...

Toute comparaison avec une épidémie actuelle serait aventureuse pour quiconque qui à mon regrettable exemple ne posséderait pas de formation médicale allant plus loin que la pose de sparadraps. Mais quelques constats dominent: cette H1N1 a tué 250 000 citoyens français au bas mot. Sans confinement, avec pour seules armes de l'aspirine, du vin chaud et des masques rudimentaires. Qu'en aurait-il été du covid19 si on avait dû l'affronter avec les mêmes armes dérisoires ou sans mesures exceptionnelles ? C'est un fait. Les interactions sociales, lapalissade pandémique, sont à éviter ou pour le moins à réduire au maximum en l'absence de traitement efficace. 


Ainsi, contrairement à ce que laissent à penser les crétins zélateurs de l'immédiateté et autres adeptes de la zombification facebouquiste des synapses, l'Histoire permet de réfléchir, comprendre et même parfois pourrait aider les dirigeants politiques à prendre les bonnes décisions au bon moment. Ce qui reviendrait à partir en guerre contre l'ennemi invisible avec du PQ, des pâtes et du rhum ambré 20 ans d'âge plein la cave. On peut toujours rêver. 



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