"La pêche, un sport ? Ah bien ouiche..." me disait d'un petit air un tantinet canaille ma très aimable voisine. "Vous trouvez "sport" ce passe-temps stupide, tout juste bon pour les simples d'esprit, pour ceux que la paresse encroûte ; vous avez une certaine audace, mon cher Monsieur..."
Et comme timidement, j'objectais que le grand air, la difficulté à vaincre, étaient somme toute des attraits à envisager, je dus empocher l'éternelle rangaine (sic), de la bête à chacun des bouts de la ligne, puis sauter à des sujets plus faciles à discuter pour Elle : de la dernière du théâtre de machinchouette ou de la première exposition de je ne sais plus quoi. Défendre la pêche ? Quelle tâche bien inutile je m'impose dans un journal tel que la Pêche moderne ! La consacrer "sport" mais c'est du rococo-je le sais-et pourtant le besoin de rancune et de prouver que j'ai raison m'est venu en rentrant en mes pénates.
D'abord d'où vient cet amour de la pêche ; d'où vient cette passion qui "ne fait de mal à personne" si ce n'est aux poissons ? Il est probable qu'elle se développe depuis la plus tendre enfance :"bon chien chasse de race" dit le proverbe que l'on peut également appliquer au pêcheur ; il n'est pas douteux que les enfants ont toujours tendance à imiter ce qu'ils voient autour d'eux. L'instinct de la pêche naît avec l'individu ; pourquoi "that is the question" ou bien "des goûts et des couleurs...!" Il se développera par l'occasion. Or donc, la pêche est sans attrait pour vous, Madame ! Vous ne prenez pas goût à tripoter l'asticot de vos doigts fuselés ; vous n'aimez pas toucher le poisson gluant-pouah !- Enfin vous ne trouvez aucun intérêt à plonger du fil dans l'eau. Croyez bien que je le regrette, mais avant de blasphémer, vous devriez savoir un peu ce qu'est la pêche. Vous parlez fort bien du théâtre et du bal ; vous êtes là dans votre élément, laissez donc les pêcheurs-et les poissons-dans le leur !
Vous riez-d'un joli rire qui nous prouve que vous avez d'adorables quenottes-lorsque vous entendez quelqu'un dire en revenant de la pêche "quelle bonne journée de sport!". Vous raillez et pourtant votre Larousse dénomme sport "exercice ou amusement en plein air". Plein air. Vous êtes d'accord mais pour le reste, vous ne comprenez pas ! Diable, c'est grave. La chasse vous passionne pourtant me dites-vous ; vous aimez aux matins de brouillard tirer l'alouette au miroir ; coquette vous êtes, n'est-il pas cruel pour vous de tuer ces coquettes ? Mais comme je suis de votre avis, Madame ! Cependant je cherche vainement dans ce sport où se trouve l'exercice, et je n'en trouve guère plus ou plutôt moins que dans la pêche à la ligne. Il en va de même pour la chasse en battue.
Vous tenez M.X... comme un parfait sportsman puisqu'il possède "Rossinante" gagnante du Prix de Diane et "Fichue Rosse" le fameux vainqueur du Derby ! Est-ce lui, chère Madame, qui monte ses chevaux à l'entraînement ou en course ? En songeant à son ventre proéminent, vous souriez et vous vous dites que la bascule du paddock marquerait un rude supplément aux 55 kilos exigés pour les jockeys. Alors l'exercice de M.X... consiste uniquement à donner des ordres et à regarder la course du bout de sa lorgnette... Il est pourtant le véritable sportsman dans toute l'acceptation du mot...Et le pêcheur ? Vous n'admettrez jamais l'idée de la pêche. Elle est pourtant un art. Je sais bien que dans certains étangs, où un mauvais poisson pullule, vous pouvez avec un fil, une épingle et un bout de pain faire le "à tous les coups l'on gagne". C'est assomment ; nous sommes, pour une fois, du même avis. Irez-vous tirer vos faisans dans la volière ? Non, n'est-ce pas. Or entre la pêche dans l'étang dont vous me parlez et la pêche en rivière, la différence n'est pas moins grande. Vous hésitez encore ; et bien, mettez un peu de côté votre amour-propre et puisque vous êtes Parisienne de Paris, venez un jour avec moi au pont de la Concorde. Vous apporterez vos engins grâce auxquels vous faites merveille dans les étangs et à côté du vieux bonhomme qui surveille son bouchon avec un soin jaloux, vous oserez taquiner les brèmes. Ce sont elles qui vous taquineront, croyez-moi, malgré votre grâce séductrice, vous n'aurez pas une touche !
Votre voisin fera merveille ! Les poissons se moqueront de l'eau de Cologne ambrée qui vous parfume si agréablement. Il va vous falloir vous déclarer vaincue : je sais que pour une femme-jolie surtout-il n'y a rien de pire au monde ! N'insultez pas les pêcheurs, Madame. Nous vous en prions et ne croyez pas que ce sport-puisque sport il y a et je regrette de vous contredire-n'ait pas des attraits.
La pêche est un art et quoique la pratiquant souvent, je me dis bien des fois que mon savoir est bien modeste lorsque mon voisin réussit mieux que moi-J'enrage alors. La vie n'est-elle pas faite d'émulations ?
Marcel d'Herbeville, la Pêche moderne, 1903
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