samedi 24 juillet 2021

Les rêveries du pinseur solitaire

Au hasard des sentes à peine tracées dans la végétation luxuriante par le passage timide de randonneurs occasionnels, égarés sans doute en ces lieux par une lecture bâclée de leur carte IGN, il n'est pas rare que je grapille en ces contrées orphelines du GPS quelques fugaces instants de sérénité entre deux tranches de cette vie urbaine trépidante au sein de laquelle le trivial le dispute au dérisoire. 


Mon corps, sculpté par des décennies de pratique télévisuelle intensive du football, harmonieusement moulé dans mon armure de néoprène, me voila enfin prêt à défier la nature dans ce qu'elle a de plus implacablement immuable. J'ai décidé qu'aujourd'hui rien ne m'arrêterait dans ma quête. Ni champs d'orties capables pourtant de ravager mon frêle épiderme de cacochyme banlieusard, ni troupeau de bovins sournois embusqué dans la luzerne et raclant du sabot en attendant de piétiner rageusement fan de Liverpool, porteur de drapeau communiste ou Roselyne Bachelot déguisée en coquelicot ne pourront entamer ma résolution d'airain. Aujourd'hui, pas de quartier, la bête est lâchée !!!


Dès mes premiers lancés à la courbe harmonieuse et au délicat final ne troublant qu'à peine la quiétude de l'onde, la gent aquatique répond présente. Un chevesne puis, chose infiniment moins courante, un gardon s'emparent successivement de mon petit Power Tail avant que les perchettes ne rentrent dans la partie. Hélas, sur l'autre berge, à l'aplomb de la bordure ombragée où je prends les poissons un par un, j'avise soudainement un couple d'octogénaires, probablement propriétaires riverains, en robes de chambre aux coloris chatoyants et qui me fixe depuis plusieurs minutes, se demandant pour le moins ce que je peux bien faire là au bord de l'eau, avec une canne à pêche, une épuisette et une musette contenant de quoi pêcher pendant plusieurs années. La situation est socialement gênante. Heureusement, le couple finit admettre à contre-coeur que je ne suis pas un romanichel, un migrant ou un zadiste et que l'intervention du GIGN serait du coup un tantinet superfétatoire. A ce stade en effet, d'après nos sources, l'hypothèse du pêcheur à la ligne est la piste privilégiée par les enquêteurs. Bon, ils ont fait fuir les poissons dans la bagarre mais ce n'est là que péripétie périphérique pour ne pas écrire accessoire.


Il me reste encore du temps et de l'espace. Je souhaite donc avec une courtoisie forcée une bonne journée aux riverains inquiets de mon inopportune présence et marche gaillardement vers d'autres horizons. Je me mets à l'eau un peu en aval et en descendant la rivière, j'ai la joie de réaliser que mon bricolage d'hameçon simple sur mes vieilles cuillères rouillées a trouvé son public.


Passons sur l'orgie de touches dont je fus le bénéficiaire durant cet intermède aquatique. Il serait indécent d'infliger aux bredouilleurs endurcis un bilan comptable qui les plongerait dans la déprime la plus sombre. Il n'est jamais bon de donner aux médiocres des raisons valables de vous détester, n'est-ce pas, comme le disait l'autre jour Dupont-Aignan à Francis Lalanne.

Crapahutant d'une hanche grinçante dans les hautes herbes de cette pampa pour petits budgets, je ne ménage pas mes efforts afin de trouver d'autres accès à la rivière et, du coup, d'autres fiefs poissonneux à conquérir. Le vent, annonciateur de pluie, se met à souffler. Voila qui est très bon.


Au détour d'une large courbe du cours d'eau, j'arrive à une petite fosse agrémentée d'un arbre immergé.
N'y allons pas par quatre chemins : c'est le Woodstock de la perche teigneuse. A tel point que je dois utiliser mon épuisette comme bourriche, histoire de ne pas interrompre la furieuse noria de voraces ne quittant l'abri de leur bois mort que pour engloutir le petit shad avec lequel je les titille. Que ne t'ai-je enfin vaincu, ô destin contraire ?


Midi sonne tel un tocsin easy listening au clocher du bourg tout proche. J'ai pris une quarantaine de poissons. Je suis comblé. Je m'accorde donc une pause café avant de réfléchir à la suite. Le soleil est revenu, le vent semble s'être calmé. Mon expérience de vieux baroudeur me murmure à l'oreille cette vérité première : l'après-midi caniculaire reste l'implacable pot-au-noir du leurriste estival. Il serait de bon ton d'interrompre là l'échauffourée avant de risquer le coup de bambou. Pourtant, contre toute logique, je tente un dernier coup de poker sur un seuil bien connu du secteur. Malgré le cagnard, le premier lancé est le bon. C'est un gros pépère, gras comme un sénateur et gluant comme un communicant, qui succombe à son tour aux charmes capiteux du Power Tail !!!


Revigoré, je prends le chemin des écoliers pour rentrer, m'arrêtant à deux reprises sur la route. La première fois en vain tant le bief est asséché et la deuxième fois avec succès puisque j'y prends une douzaine de perches dans un bras secondaire lui aussi en voie d'assèchement. Les poissons piqués retourneront dans le bras principal, ce qui leur évitera le triste sort programmé par la sécheresse.


J'arrêterais définitivement le compteur sur un compte rond, soixante poissons en quatre heures de pêche (1 gardon, 2 chevesnes, 57 perches). C'est ce genre de sortie qui vous redonne sinon le moral du moins une bonne raison de ne pas foutre tout votre matériel de pêche à la poubelle avant de rester assis devant Netflix en attendant la fin du monde.




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