La pêche aux leurres artificiels "modernes" au moins en Europe occidentale est un phénomène ancien. Certes, tout comme la pêche à la mouche, elle a longtemps été l'apanage d'une "avant-garde éclairée". Il a fallu attendre les années 50 pour la voir se démocratiser vraiment. Fibre de verre, équipements à portée de tous les budgets, voiture individuelle, l'époque était propice. Or à la même période, une moitié de l'Europe ne bénéficiait pas de l'apport des technologies américaines. Au delà du Rideau de Fer, on en était pas encore à bénéficier de ces cochonneries capitalistes dont l'importation aurait de toute façon constitué un crime contre le peuple. Toutefois, par une réaction salutaire finalement, le manque de matières premières pouvant être consacrées à des activités individuelles soupçonnables d'être effroyablement petite-bourgeoises a poussé les fabricants d'Europe orientale à se montrer remarquablement créatifs. Dans l'immédiat après-guerre, le matériel de pêche disponible dans la zone d'occupation soviétique en Allemagne provenait encore principalement de la zone occupée par les Alliés occidentaux. Les frontières étaient encore poreuses et les grandes entreprises du secteur, comme par exemple D.A.M, étaient pour beaucoup d'entre-elles situées à Berlin-Ouest. A la proclamation de la République Démocratique Allemande le 7 octobre 1949, il restait de nombreuses petites entreprises privées capables de produire du matériel de pêche. La nationalisation totale des appareils de production ne sera en effet réalisée totalement que 10 ans plus tard.
Jusqu'au début des années 50, le grand magasin de Leipzig, Berndt-Lax & co, fournissait toujours du matériel de pêche mais essentiellement issu des stocks d'avant-guerre. En 1955, Kurt Zick-qui devînt plus tard président de la commission centrale de l'association des pêcheurs à la ligne de RDA- lança un appel désespéré dans le journal spécialisé "Deutsche Angelsport" afin de décider des fabricants à concevoir et produire du matériel de pêche moderne et accessible pour le prolétariat épanoui du paradis des travailleurs (garantie évidemment non contractuelle). Le seul fabricant officiel de cannes à pêche, Oswald Kuckuck, était basé à Grosskorbetha. Il manquait de tout et particulièrement de matériel pour fabriquer les cannes à pêche, ce qui peut être gênant dans cette branche (ah ah) d'activité. Heureusement l'état-major du Corps Expéditionnaire Français d'Extrême Orient avec son sens aigu de la tactique réussit à ouvrir une voie royale d'approvisionnement en bambou en cherchant à anéantir le Viet-Minh en une seule bataille décisive. Dien-Bien-Phu tombé, le bambou de qualité arriva à plein wagons du sud-est asiatique peuplé désormais de "peuples frères".
Un autre problème se posa alors : la République Démocratique Allemande manquait de matériaux capables de servir à la production d'anneaux capables de résister à l'abrasion. Une société de galvanoplastie, Schlegel, finit par subvenir à ce besoin crucial. La Berliner Metallhütten- und Halbzeugwerk fournit elle les cannes. Ce manque de matière première conduisit par ailleurs notre ami Oswald a inventé le raccord de canne sans bague métallique qui était pourtant le standard indépassable de l'époque. La prochaine fois que vous emboiterez votre deux brins, sachez que vous le devez à un communiste. Allemand de surcroît. Je sais, c'est dur.
La politique étrangère de la RDA n'a pas contribué à la large diffusion de marques
comme Heddon ou Silver Creek sur les berges de la Spree ou de l'Oder...
Au cours des années suivantes, des fabricants tels que la "Coopérative de production de mobilier individuel Weissenfelser" ou "Fritsche & Herzig" se sont eux-aussi mis à produire des cannes à pêche sans que toutefois aucun n'arrive à égaler la qualité de celles d'Oswald Kuckuck. Face à la pénurie endémique nuisant à l'équipement du pêcheur est-allemand, des initiatives commencèrent à voir le jour.
Dans une petite usine de métallurgie d'Heiligenstadt, une machine-outil importée sous le manteau depuis l'alter-égo odieusement réactionnaire, permit de fabriquer des hameçons. Les fabricants de RDA manifestèrent leur besoin de métaux non ferreux et autres alliages légers pour produire du matériel de pêche local. Kurt Zick appela alors les pêcheurs est-allemands à collecter eux-mêmes dans toute la RDA ces précieux matériaux. Rappelons que nous sommes alors à moins de 10 années de la fin de la seconde guerre mondiale. Des métaux jonchent alors les sols des villes et des campagnes, ultimes scories de la tuerie finale. En 1958, la situation du pêcheur local s'améliora nettement grâce à Hans Wagner, un Allemand de l'Ouest philanthrope, qui installa en Saxe à Sebnitz, une unité de production qui fournit des cannes en fibre de verre à cette clientèle jusque là tenue à l'écart de la modernité halieutique.
Wagner introduisit la fibre de verre creuse, une révolution au pays nourri pourtant des doctes enseignements de Marx et Engels. Le gros problème fut que rien n'était disponible pour usiner des matériaux fiables pour le talon des cannes à pêche. On essaya moult pis-aller comme le plastique expansé ou le liège compressé sans réussir à régler le problème. Hélas, les talons de canne ne tenaient pas la distance, se recroquevillant ou cédant sous l'effort. Le sort du socialisme halieutique était en jeu. Tout s'arrangea provisoirement grâce à un pays bienveillant et peu rancunier quand on songe à ce que les Allemands en avaient fait 20 années plus tôt : la Tchécoslovaquie.
En effet, la firme Bata, mondialement connue dans le domaine de l'écrase-merde, utilisait un substitut de liège (en d'autres temps on aurait dit Ersatz...) nommé le "Korkfant". Bon, ce n'était pas le truc du siècle non plus. Lassés des échecs successifs, les fabricants s'adressèrent au camarade suprême Walter Ulbricht pour obtenir un peu de carbone à injecter dans leur fibre de verre. Leur demande fut rejetée. Motif : impératifs stratégiques d'état !!! Le carbone était rare et cher. On allait pas en gaspiller pour des taquineurs de brochetons alors que les hordes fascistes de la République Fédérale Allemande étaient à deux doigts de sauter à la gorge de la Patrie des Travailleurs, zut !!!
A la fin de la décennie toutefois, la demande des consommateurs est-allemands commença à se voir satisfaire par quelques produits locaux : le "Pueppsche" de Malhsdorf, le "Mueller" de Rostock ou encore le "Neulac" de Coswig (près de Dresde) sont à distinguer particulièrement. La grande entreprise d'état (pléonasme en RDA) ne fut pas en reste et proposa plusieurs gammes de cannes à pêche comme les "Bambi", "Plasti" et "Nixe" produites dans son usine d'Oranienburg. Le SGDG (Sans Garantie Du Gouvernement) local s'appliquait par contre strictement pour la fabrication des cuillères et autres poissons-nageurs. Leur fabrication dépendait d'un système D absolu. La qualité était donc pour le moins aléatoire voire nulle en ce qui concernait la fiabilité des hameçons réalisés en acier n'en ayant que le nom.
En 1955, à la Foire commerciale du Printemps se déroulant à Leipzig, cinq entreprises ont présenté des leurres fabriqués en RDA. Les berlinois Bubach, Rohde et Soeffge ainsi que la firme de Leipzig, Lehmann, produisaient alors beaucoup d'ondulantes plutôt correctes mais leur production manquait cruellement de leurres non métalliques. A l'époque, le principal journal de pêche est-allemand, le "Deutsches Angelsport" osait critiquer cette timidité. Il faut dire que le Mur de Berlin proprement dit n'était pas encore sorti de terre.
En 1960, Sportartikel révolutionna le paysage en proposant tout bonnement un catalogue de pêche. Les moulinets Emté-Deplhin, aujourd'hui fort prisés des collectionneurs comme premier moulinet allemand à frein arrière, conçus par l'ingénieur Stairshauer de Dresde, y était à l'honneur ainsi que d'autres productions plus confidentielles comme les cuillères ondulantes Heintz et Z. Le VEB Solidor d'Heiligenstadt proposait aussi des cuillères tournantes qui n'étaient ni plus ni moins que des Mepps dont le secret de fabrication avait dû être arraché par des agents de la STASI n'écoutant que leur devoir, j'imagine.
Dans les dernières années de la RDA, différentes usines se réunirent pour proposer sous la marque "Germina" une plus grande diversité de leurres. Le plus connu et sans doute le plus vendu fût la cuillère Choppi, une copie de la Reflex Abu Garcia. D'autres méritent aussi une certaine attention comme le Wobbly Blinker qui a été une sorte de leurre-miracle pour des vaillants pêcheurs germaniques pas encore réduits à vivre des aides sociales, avachis dans leur canapé en sirotant un schnaps-coca devant MTV. Je n'irai pas jusqu'à dire que c'était le bon temps mais il est toujours intéressant de voir comme la pénurie peut introduire innovation et émulation à l'échelle des pêcheurs de tout un pays.
Allez, sans rancune, Pays qui n'existe plus... Je viens de m'apercevoir par ailleurs que ce billet à l'érudition sans faille vous est infligé le jour du 142ème anniversaire de Staline. Oups. Je tiens à vous assurer qu'il s'agit là d'un hasard total. En plus, d'après les mémoires de Trotski, il paraît qu'il était pas foutu de choper une perchette à la cuillère n°0, ce con là...
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