dimanche 12 décembre 2021

Au fil de l'eau (15 mars 1940)

 "Vieux pêcheur un peu chicanier, comme beaucoup d'entre-nous lorsqu'ils ont passé l'âge mûr, j'ai cessé-depuis quelque 20 ans-toute polémique dans ce domaine ; j'ai cessé de m'insurger contre tout ce qui fait périr le poisson autrement qu'à la ligne ; j'ai fini par me persuader que seule la disparition de l'homme pouvait empêcher celle du poisson ; c'est un peu raide comme remède, n'allez pas m'accuser d'être l'ami d'Hitler !



Le progrès, la chimie et la civilisation actuelle ne font-ils pas reculer la franche nature ? Le gibier est victime des engrais et des insecticides comme le poisson est victime des usines et des agglomérations ! Où l'homme s'arrêtera-t-il ?


La faune disparaît des forêts d'Afrique au fur et à mesure de son avance ; oui, c'est bien la rançon du "progrès". Peut-être, artificiellement, pourra-t-on conserver ceci ou cela, peut-être à force de lutter, pourra-t-on obliger l'industriel à construire des bassins de décantation, peut-être aussi pourra-t-on détourner les collecteurs qui font de nos fleuves, en aval des grandes villes, d'énormes égouts...

Attendrons nous pour cela que le dernier goujon ait disparu, et par la suite le dernier pêcheur, à moins que quelques enragés sportifs ne continuent à lancer une soie inattaquable dans les flots d'acides charriés par la Saône au pont de Serin, histoire d'amarrer quelques vieilles godasses ?


A mon humble avis, tant que l'industriel se rendra compte que le procès-verbal qu'il risque par ses déversement ne lui coûtera que la millième partie des frais engagés pour la construction de bassins de décantation, tant que les municipalités riveraines de nos grands fleuves verront passer d'un oeil indifférent tous les déchets et poisons de toutes sortes que peuvent vomir des villes comme Paris et Lyon, sans compter les résidus de produits chimiques échelonnés tout le long de nos cours d'eau, tant que toutes ces choses et beaucoup d'autres encore resteront en l'état actuel, il faudra nous résigner à voir passer au fil de l'eau, par les plus chaudes journées d'été, les cadavres des animaux qui nous intéressent tant du point de vue halieutique. Je considère mélancoliquement ce qui précède comme des maux contre lesquels nous ne pouvons guère lutter, mais il en est d'autres qui sont tout de même remédiables ; il reste encore en France des bonnes rivières qui ne sont pas polluées, et qui, cependant, se dépeuplent, nous y reviendrons peut-être.



Il m'est arrivé, une fois, de rabrouer vertement un brave homme qui écrivait, dans le Pêcheur français, que la disparition du brochet en certains endroits, était due à la présence de bancs de "grémilles", ou "goujons-perches" ; d'après lui, tout brochet ayant avalé une grémille était condamné à mort par perforation des intestins ! Ce brave homme ne prétendait-il pas aussi que le pêcheur qui manquait une perche n'avait plus qu'à changer de place. Toutes les opinions, évidemment, méritent d'être prises en considération, ne sommes nous pas en pays libre et n'est-ce pas à cause de cela que j'ai pris, un matin de novembre, aux gros vers, onze perches pesant 15 livres à la place même que venait de quitter un très brave homme, sous prétexte qu'il en avait manqué une (la deuxième) qui lui avait cassé sa monture !



Vous imaginez vous la tête de ce brave homme quand il revînt deux heures après, en m'affirmant, de loin, que je ne devais pas avoir "étrenné", attendu qu'il en avait laissé échapper une, que... J'eus l'honneur de lui montrer, hameçon encore bien planté au bord de la lèvre ! Il en était médusé, le "pôvre", c'était ses perches, c'était sa perche. Il avait entendu ça quelque part...En France qu'elles s'ensauvaient toutes quand on en "loupait" une, c'est pourquoi il n'avait pas insisté ! "Enfin, il en faut bien des comme ça" conclut-il, pour faire le bonheur des plus malins ; une autre fois...



Si tous les pêcheurs étaient des observateurs perspicaces, le dépeuplement s'aggraverait encore. Pour finir sur une note technique : le groupe de perches fuit peut-être derrière celle qui a été malmenée, mais il revient au remous, surtout par temps de crue. La plus grande qualité du pêcheur n'est-elle pas la patience ? Tout vient à point, disait l'autre, à qui sait attendre, et il n'est pas nécessaire, en pêche comme en d'autres domaines, de réussir pour persévérer."


                                                                                                               A.Lecreux , Villeurbanne (Rhône)




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